L’écholocalisation de l’orque est essentielle pour traquer les proies et lui permettre d’être au sommet de la chaîne alimentaire. Découvrez le décryptage de ce sens extrêmement sophistiqué.
Les spécificités alimentaires des orques de l’Atlantique Nord
Publiée le 14 avril 2023, une étude scientifique s’intéresse à l’analyse de la graisse des orques de l’Atlantique Nord et révèle les détails de leurs spécificités alimentaires. Intitulée Quantitative fatty acid signature analysis reveals a high level of dietary specialization in killer whales across the North Atlantic (L’analyse quantitative de la signature des acides gras révèle un niveau élevé de spécialisation alimentaire chez les orques de l’Atlantique Nord), cette étude a été menée par Anaïs Remili, candidate au doctorat de l’Université McGill à Montréal, au Canada. Outre l’objectif de connaître la diversité des régimes alimentaires des différentes populations d’orques, son intérêt réside également dans l’analyse de l’influence des habitudes des épaulards sur le fonctionnement de leurs écosystèmes, en fonction de la quantité et la nature de leur alimentation.
Sommaire
Approfondir les connaissances des scientifiques au sujet de l’alimentation des orques de l’Atlantique Nord
Les orques sont les prédateurs suprêmes des océans et les différentes populations de l’Atlantique Nord sont très suivies par les chercheurs. Toutefois, leur compréhension de leur régime alimentaire — en particulier la quantité de chaque espèce qu’elles consomment — demeure incomplète. C’est particulièrement vrai pour les populations éloignées qui ne peuvent être observées tout au long de l’année.
L’équipe d’Anaïs Remili a mis au point une technique prometteuse qui révèle le régime alimentaire de ces prédateurs dans tout l’océan Atlantique Nord, permettant de détailler très précisément leurs menus.
« Dans un contexte de changement climatique, il devient de plus en plus urgent de comprendre et de pouvoir quantifier le régime alimentaire des orques et son évolution afin de pouvoir prévoir les impacts potentiels sur les réseaux alimentaires locaux. »
Anaïs Remili, candidate au doctorat au département des sciences des ressources naturelles de l’Université McGill et premier auteur de l’article publié dans le Journal of Animal Ecology.
Les stratégies multiples d’alimentation des orques de l’Atlantique Nord
Les orques sont des prédateurs remarquablement intelligents, connus pour adopter des techniques de chasse spécifiques, allant de l’alimentation en carrousel — avec le regroupement collectif de harengs pour ensuite s’en nourrir — à la création coopérative de vagues capables de déloger les phoques de la banquise. Les épaulards peuvent ainsi chasser presque toutes les espèces, du poisson à l’otarie à fourrure en passant par la baleine bleue, et ce, dans tous les océans du monde.
En fonction de leur localisation et de leur évolution, les différents groupes d’orques ont développé des écotypes différents, c’est-à-dire des modes de vie uniques, accompagnés de régimes alimentaires spécifiques. Les écotypes les plus observés sont les orques transientes et les orques résidentes du Pacifique Nord-Est. Ils ont fait l’objet d’études approfondies pendant des décennies, car ces épaulards vivent dans des zones densément peuplées, ce qui permet aux scientifiques de les observer tout au long de l’année.
Découvrez la spectaculaire Technique de chasse : le carrousel de l’orque de Norvège.
Les cascades trophiques
Les anglophones utilisent le terme de « trophic cascades », soit littéralement les cascades trophiques, « trophique » signifiant « relatif à la nutrition des tissus organiques ».
En écologie, les cascades trophiques découlent d’interactions prédateur-proie qui affectent l’abondance, la biomasse ou la productivité de plus d’un niveau au sein d’un réseau trophique. L’exemple le plus flagrant est l’influence d’un prédateur conduisant à réduire ou modifier le comportement de sa proie, ce qui diminue par conséquent la prédation sur le prochain niveau trophique inférieur.
Au sein des populations de l’océan Pacifique Nord, les scientifiques ont trouvé des preuves de l’existence de cascades trophiques en prouvant que la consommation des prédateurs exerçait une influence sur le reste de la chaîne alimentaire. Par exemple, les orques ont eu des effets descendants sur la densité des forêts de varech : elles ont considérablement réduit la population de loutres de mer, ce qui a entraîné la prolifération des oursins — principale source de nourriture des loutres de mer — qui ont décimé les forêts de varech.
L’absence de données pour les orques de l’Atlantique Nord
Les connaissances des chercheurs sont très incomplètes en fonction de la localisation des populations d’orques. Elles sont en effet difficiles à observer dans certaines parties de l’océan Atlantique Nord qui sont des territoires hostiles pour l’homme. C’est notamment le cas pour les régions reculées de l’Arctique, la baie de Baffin, le Groenland et l’Arctique norvégien. La météo y est rude et les eaux dangereuses pour les bateaux, comme pour les plongeurs.
Les premières études menées ont suggéré qu’il existait deux catégories d’orques dans l’Atlantique Nord : celle qui s’attaque aux mammifères marins et celle qui se nourrit de poissons (et parfois de phoques en complément). Cependant, le manque de données, combiné à de nouvelles observations, a conduit les scientifiques à proposer de revoir cette classification. Il leur semblait en effet que certaines populations de l’Atlantique Nord adoptent un régime alimentaire plus diversifié que ce qui avait été établi jusque-là.
Mesurer la composition lipidique de la graisse des orques de l’Atlantique Nord pour connaître leur régime alimentaire
En raison de la difficulté de recueillir des données d’observation, les scientifiques ont concentré leurs efforts sur les signaux chimiques qu’ils peuvent mesurer à l’intérieur de la peau et du lard des orques. Ces signaux chimiques peuvent être constitués de lipides ou d’isotopes stables qui indiquent ce que les orques mangent et comment elles influencent la chaîne alimentaire.
La technique adoptée par l’équipe d’Anaïs Remili mesure la composition lipidique de la graisse des orques de l’Atlantique Nord et utilise un programme informatique pour recréer la proportion la plus probable de chaque espèce de proie dans le régime alimentaire d’un individu.
La tâche des chercheurs était donc de rassembler plusieurs « signatures » lipidiques — qui représentent la proportion de chaque acide gras dans la graisse de l’orque — provenant des orques et de leurs proies potentielles.
Que mangent les orques dans l’Atlantique Nord ? Le résumé de l’étude par Anaïs Remili
L’étude des graisses des orques de l’Atlantique Nord
La méthode de l’équipe d’Anaïs Remili utilise une technique appelée « quantitative fatty acid signature analysis » (analyse quantitative de la signature des acides gras) pour révéler le régime alimentaire de près de 200 orques de l’Atlantique Nord.
Les chercheurs ont également mesuré la composition en lipides de plus de 900 échantillons de proies. Les résultats montrent que les stratégies alimentaires varient en fonction de la région où vivent les orques. Dans la partie occidentale de l’Atlantique Nord, les épaulards se nourrissent principalement d’autres cétacés (comme les grandes baleines à fanons, les bélugas et les narvals) ; les orques du Groenland préfèrent les phoques et en Norvège, elles montrent une préférence pour les poissons, dont le hareng.
La biopsie, une méthode non invasive pour prélever un peu de peau et de lard
Les orques se protègent du froid de l’eau en développant entre autres une couche de gras qui les isole. Pour prélever un petit échantillon de peau et de gras, les scientifiques effectuent une biopsie à l’aide d’une fléchette tirée avec une arbalète.
L’extrémité de la flèche est un tube creux qui perce la peau de l’orque sur 3 centimètres environ. Grâce à un renflement de la flèche, celle-ci rebondit ensuite sur le corps de l’orque et retombe dans l’eau. Les scientifiques la récupèrent à bord de leur bateau. Ils extraient la peau et le lard du tube creux et le préservent dans un réceptacle adapté pour effectuer ensuite une analyse en laboratoire.
Cette technique permet d’obtenir facilement des échantillons, sans avoir à plonger dans des eaux hostiles. Le viseur dont est pourvue l’arbalète permet de viser une partie du corps peu sensible, en évitant notamment la tête et les nageoires. Pour l’orque, la perception est à peine sensible, car le lard n’est pas innervé, et la cicatrisation instantanée, un peu comme une piqûre de moustique pour nous (sans le bouton qui gratte ensuite !).
Une plus grande variété de proies que prévu
Grâce à cette technique, les scientifiques ont pu estimer le pourcentage exact des différentes espèces dans le régime alimentaire de chaque orque.
- Dans l’ouest de l’Atlantique Nord (est de l’Arctique canadien et est du Canada), les individus se concentrent soit sur les mammifères marins comme les bélugas, les baleines à fanons, les marsouins et les narvals, soit sur les phoques.
- Dans le centre de l’Atlantique Nord (Groenland), les orques se nourrissent de toutes les proies disponibles, dont le phoque annelé, le phoque du Groenland, le phoque à capuchon et le phoque barbu.
- Pour la plupart, les orques de l’est de l’Atlantique Nord (Norvège, îles Féroé, Islande) semblent s’en tenir à un régime riche en poissons, dont le hareng. Plusieurs orques de Norvège et d’Islande complètent le poisson par des mammifères marins.
Ce qui a le plus surpris les chercheurs est le niveau de variation entre les régimes alimentaires individuels au sein de chaque population. En effet, les généralités décrites ci-dessus, ainsi que sur les infographies présentées dans cet article connaissent de nombreuses exceptions, en raison des goûts spécifiques et individuels des individus, dans chacun des groupes d’orques.
Une première étude destinée à être complétée par une analyse à l’échelle individuelle
Cette première étude est la plus importante sur ces populations d’orque de l’Atlantique Nord. Elle a permis de déterminer que les individus d’une même population peuvent avoir des régimes alimentaires différents. C’est pourquoi la prochaine étape consistera à poursuivre l’étude du régime alimentaire des épaulards à l’échelle individuelle.
L’objectif ultime de ce type d’expérimentation
Cette approche permet de mesurer les changements futurs dans le régime alimentaire de ces prédateurs et de comprendre comment ils peuvent avoir un impact sur les réseaux alimentaires de l’Arctique. En effet, en raison du changement climatique, les orques se déplacent progressivement vers l’Arctique, ce qui influence toute la chaîne alimentaire des différentes régions qu’elles fréquentent.
Leur présence et l’augmentation potentielle de la consommation d’espèces arctiques pourraient modifier la dynamique de l’écosystème dans le Nord. Des recherches plus approfondies utilisant cette technique sur des échantillons collectés sur une longue période permettront aux chercheurs de détecter des changements dans le régime alimentaire et l’écosystème des orques.
« Quantifier le régime alimentaire des orques et d’autres prédateurs supérieurs est crucial dans un contexte d’environnements changeants, car cela permet de comprendre comment ces animaux s’adaptent aux changements dans les populations de proies et les conditions d’habitat. Nos résultats soulignent également la nécessité de poursuivre les recherches sur l’écologie des individus, car nous avons constaté de grandes différences entre les individus d’une même population. »
Melissa McKinney — autre auteur de l’étude — professeure adjointe au Département des sciences des ressources naturelles de McGill et titulaire de la chaire de recherche du Canada sur les changements écologiques et les facteurs de stress environnementaux.
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