Tour d’horizon des mammifères marins et des espèces qui les représentent.
Les lèvres phoniques de l’odontocète pour émettre des sons
Comment, sans utiliser un larynx et à des profondeurs sous-marines où la pression est extrême, un odontocète est-il capable non seulement d’émettre des sons, mais en plus d’une extraordinaire puissance ? L’étude* sur les baleines à dents menée par Peter Madsen, professeur à l’université d’Aarhus au Danemark, révèle le fonctionnement des lèvres phoniques des cétacés. Ces résultats qui décrivent et caractérisent les capacités vocales des odontocètes avec une précision sans précédent ont été publiés dans le numéro du 3 mars de la revue Science. L’équipe de recherche a également discuté de l’étude lors d’une conférence de presse à la réunion annuelle de l’AAAS (Association Américaine pour l’Avancement des Sciences) en 2023.
Sommaire
*L’étude de Peter Madsen
L’étude Toothed whales use distinct vocal registers for echolocation and communication (Les baleines à dents utilisent des registres vocaux distincts pour l’écholocalisation et la communication) a duré plus de dix ans. Peter Madsen et son équipe ont combiné l’imagerie endoscopique à haute cadence sur des animaux vivants et l’enregistrement audio sur des baleines à dents en liberté, ainsi qu’en captivité. Ils ont également pratiqué de nouvelles expériences en laboratoire sur des animaux morts dans la nature.
Un marsouin attrape un poisson grâce à l’écholocalisation
Qui sont les odontocètes ?
L’étude citée dans cet article est consacrée aux odontocètes, c’est-à-dire les baleines à dents. Il existe 6 familles distinctes d’odontocètes :
- Delphinidae, les dauphins océaniques, dont les orques ;
- Platanistidae, les dauphins d’eau douce ;
- Phocoenidae, les marsouins ;
- Monodontidae, les narvals et bélugas ;
- Physeteridae, les cachalots ;
- Ziphiidae, les baleines à bec.
Les odontocètes sont connus pour l’écholocalisation qu’ils utilisent pour se repérer sous l’eau et pour identifier leur environnement. Ils disposent également d’un large éventail de sons pour leur communication sociale. Ne pouvant utiliser le larynx qui serait inopérant à cause de la pression sous l’eau, ils se servent pour cela leurs voies nasales, capables de produire des sons complexes.
Les secrets de l’anatomie vocale des odontocètes
Pour mener l’enquête, des balises électroniques posées sur des cachalots, des orques et des dauphins ont permis d’enregistrer leurs sons émis à de grandes profondeurs. Les balises captaient diverses données en plus des vocalises, comme les vibrations ou la célérité et la cadence de production des sons par exemple.
Les cachalots, comme les autres baleines à dents, s’appuient sur l’écholocalisation pour naviguer et localiser leur nourriture dans les environnements marins profonds et sombres. Cette stratégie repose sur leur capacité à produire des clics ultrasoniques, courts et rapides, pouvant dépasser les 230 décibels en volume, soit à peine moins que certains des bruits les plus puissants jamais enregistrés par l’homme. Le cachalot est donc réputé pour être l’animal émettant le son le plus puissant du règne animal.
Lorsque les odontocètes évoluent à de grandes profondeurs – au-delà de 2 000 mètres pour les cachalots –, leurs poumons sont écrasés par la pression. Toutefois, une petite poche d’air située dans la tête du cétacé lui permet de produire des sons d’un volume important. La plupart des animaux, ainsi que les humains, produisent des sons grâce à leur larynx qui vibre ; pour l’odontocète, c’est le souffle produit par les lèvres phoniques qui génère les vibrations lui permettant de s’exprimer vocalement, avec une puissance exceptionnelle.
« Nous avons montré que ces lèvres phoniques bougent bel et bien lorsqu’elles émettent des clics d’écholocalisation », explique Coen Elemans, l’un des chercheurs ayant participé à l’étude.
Lorsque l’odontocète plonge profondément, l’air de ses poumons est comprimé dans un petit sac musculaire situé à l’intérieur de la bouche. Pour produire une série de clics rapides, de courtes bouffées d’air – qui ne durent qu’une milliseconde environ – passent dans les voies nasales de la baleine à dents et traversent les lèvres phoniques, les faisant claquer l’une contre l’autre.
Trois registres de voix pour l’odontocète
L’étude a également permis de catégoriser trois registres vocaux utilisés par un odontocète :
- Le fry vocal, correspondant à la voix grave ;
- Le registre « normal » ;
- Le falsetto ou fausset pour la voix aiguë.
Le registre normal et le fausset sont utilisés pour la communication, tandis que le fry vocal sert à l’écholocalisation, donc à la navigation et à la chasse. Jusqu’à présent, la présence de différents registres vocaux avait uniquement été prouvée chez le corbeau.
Consultez l’article Comment l’orque chasse grâce à l’écholocalisation pour tout comprendre de ce processus d’une redoutable efficacité.
Pour les chercheurs, cette étude met en exergue certaines similitudes dans la façon dont les humains et les baleines à dents vocalisent : la production de sons basée sur le flux d’air par l’odontocète est fonctionnellement analogue au fonctionnement du larynx des humains et est similaire à la syrinx des oiseaux.
Nous possédons nous aussi trois registres vocaux :
- La voix de poitrine qui est la plus basse, produite lorsque les cordes vocales vibrent principalement dans la partie inférieure de la gorge ;
- La voix normale ou mixte qui mélange la voix de poitrine et la voix de tête, généralement située dans la plage moyenne de la voix d’un individu ;
- La voix de tête ou voix aiguë, la plus haute produite lorsque les cordes vocales vibrent principalement dans la partie supérieure de la gorge.
Il existe d’autres registres vocaux, mais réservés à une minorité de personnes que les chanteurs professionnels notamment exploitent.
Les registres vocaux d’un orque
Enregistrements vocaux d’un grand dauphin
L’emplacement crucial des lèvres phoniques de l’odontocète
Les chercheurs ont découvert que l’emplacement des lèvres phoniques est absolument crucial. Lorsque les baleines à dents plongent à plus de 100 mètres de profondeur, leurs poumons s’affaissent sous l’effet de la pression. Cependant, de l’air demeure dans les voies nasales du crâne. Comme le fry vocal nécessite peu d’air, il fonctionne parfaitement pour l’écholocalisation. Lorsque les cétacés plongent profondément, l’air se déplace d’avant en arrière par le nez, faisant vibrer les lèvres phoniques.
« Les odontocètes poussent l’air dans un sens, puis le recyclent et le repoussent sans respirer », explique Coen Elemans. « C’est ainsi qu’un cachalot peut émettre le son le plus fort de tous les animaux de la planète, et de loin. »
Les clics sont produits lorsque les lèvres phoniques entrent en collision sous l’effet du flux d’air. En outre, le volume d’air nasal est beaucoup plus petit que celui du système respiratoire, ce qui permet un contrôle de la pression et un recyclage de l’air plus rapides. Les odontocètes ajustent les taux et les niveaux de clics en contrôlant la tension des lèvres phoniques et la pression nasale.
En plus des clics d’écholocalisation, les odontocètes produisent des sons de communication de plus faible intensité et de plus basse fréquence, décrits qualitativement comme des rafales, des grognements et des sifflements, également produits par les lèvres phoniques.
« En comprenant comment les odontocètes produisent ces sons dans le nez, nous espérons à l’avenir comprendre également quelles sont les limites de leur production sonore, ce qui nous permettra de comprendre dans quelle mesure les animaux peuvent vocaliser plus fort ou différemment face à la pollution sonore générée par l’homme dans les océans », a déclaré Coen Elemans. « En fin de compte, cela nous permettra, je l’espère, d’être de meilleurs voisins sous l’eau. »
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