Selon une étude de son génome publiée en août 2024, la population du requin blanc s’est divisée il y a environ 150 000 ans, pour ne jamais plus se croiser.
Bienvenue au White Shark Cafe, repaire des requins blancs du Pacifique
Photo de couverture de l’article : Scientific illustration of the White Shark Cafe © UNESCO / Hugo Salais/Licence : Creative Commons Attribution ShareAlike 4.0
Une mission scientifique dans le repaire océanique secret des grands requins blancs de Californie a fourni des indices pour élucider un mystère tenace : pourquoi ces redoutables prédateurs passent-ils l’hiver et le printemps dans ce qui est longtemps apparu comme un vide dans les profondeurs de la mer ? En 2018, des chercheurs de cinq institutions scientifiques se sont rendus à cet endroit situé au milieu de nulle part, entre la Basse-Californie et Hawaï, afin d’en savoir plus sur ce qui attire les grands requins dans ce que l’on appelle désormais le White Shark Cafe.
Sommaire
Le requin blanc de la côte californienne
Le grand requin blanc (Carcharodon carcharias) est protégé par une législation nationale qui interdit leur pêche. Le commerce des parties de requins – principalement les mâchoires et les ailerons – est également illégal au niveau international en vertu de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction.
Le requin blanc mesure en moyenne 4,5 à 5 mètres de long, mais il peut devenir beaucoup plus grand. L’un des plus grands requins blancs jamais enregistrés a été capturé en 1939. Il mesurait 6,40 mètres de long et pesait 3,3 tonnes.
À partir de la fin de l’été et de l’automne, les scientifiques qui les étudient estiment que 220 requins blancs se nourrissent au large des îles Farallon, d’Año Nuevo et de la baie Drakes. Toutefois, au moins 20 individus ont été observés au fil des ans dans la baie de San Francisco, dont un qui a dévoré un phoque en 2015 à quelques mètres de l’île d’Alcatraz.
Les requins femelles se rendent généralement dans le golfe des Farallones une année sur deux, ce qui laisse penser que leur migration est liée à un cycle de reproduction de deux ans.
Une population de requin à part
Des tests ADN ont montré que les requins de la côte californienne sont génétiquement uniques par rapport aux autres requins blancs. Les chercheurs ont marqué 37 requins blancs en 2017 et leur ont donné des noms tels que Torpedo, Scargirl, Sicklefin, OrcaFin et ShawShark Redemption. Le squale le plus ancien et le plus longtemps étudié est un grand requin blanc de 4,9 mètres de long et de 1,4 tonne nommé Tom Johnson. Il a été vu pour la première fois au large des îles Farallon en 1987.
La découverte du White Shark Cafe
Le pèlerinage annuel des requins vers la région mi-Pacifique depuis les côtes californiennes et mexicaines a déconcerté les scientifiques pendant des années, non seulement en raison de la distance – les requins mettent un mois pour s’y rendre – mais aussi parce que la région semblait, à première vue, dépourvue du type de proie ou d’habitat que ces carnivores convoitent.
Les chercheurs ont cependant fait une découverte remarquable. Au lieu d’une mer vide et stérile, l’expédition, dirigée par des scientifiques de l’université de Stanford et de l’aquarium de Monterey Bay, a trouvé une vaste communauté de minuscules créatures sensibles à la lumière, si séduisantes que les requins traversent la mer en masse pour les atteindre.
Selon les scientifiques, le principal appât est une extraordinaire abondance de calamars et de petits poissons qui migrent de haut en bas dans une partie peu connue des eaux profondes de l’océan, appelée « eaux moyennes » (mid-water), une région à la limite de l’obscurité totale qui pourrait fournir une mine d’informations d’une valeur incommensurable sur l’écosystème de l’océan et le changement climatique.
« L’histoire du requin blanc montre que cette zone est d’une importance vitale que nous ne soupçonnions pas », a déclaré Salvador Jorgensen, chercheur à l’Aquarium de la baie de Monterey et l’un des chefs de l’expédition. « Ils nous racontent cette histoire incroyable sur le milieu marin, et il y a toute cette vie secrète que nous devons connaître. »
Les premières investigations au début des années 2000
La région subtropicale de 300 kilomètres de rayon, située à environ 2 200 kilomètres à l’est d’Hawaï, était pratiquement inconnue de la science jusqu’à ce que la scientifique Barbara Block, de la station marine Hopkins de l’université de Stanford, commence à poser des balises acoustiques sur des requins blancs, au début des années 2000.
Barbara Block a découvert que les requins blancs du Pacifique Nord-Est se nourrissent d’éléphants de mer et d’autres mammifères marins dans le triangle rouge, entre la baie de Monterey, les îles Farallon et Bodega Head, d’août à décembre environ. Elle a également suivi leurs déplacements dans la baie de San Francisco et autour de l’île de Guadalupe, au Mexique. Toutefois, chaque année, en décembre, les balises acoustiques ont révélé un mouvement de masse vers le large qui a autant dérouté les chercheurs qu’il les a surpris.
Barbara Block a découvert que les requins quittaient les eaux riches en nourriture de la côte ouest pour passer le printemps et la majeure partie de l’été dans une zone de haute mer de la taille du Colorado, un endroit qui, sur les images par satellite, ressemble à un désert océanique. Elle l’a baptisé le White Shark Cafe : un café évoque un endroit où l’on peut se restaurer, mais aussi y faire des rencontres. Elle a trouvé le nom adéquat, ne sachant pas pour laquelle des deux raisons les requins s’y rendent. Il se peut même que ce soit pour les deux raisons : la nourriture et la reproduction.
La première expédition au White Shark Cafe
Pour percer le mystère du White Shark Cafe, Barbara Block a organisé une expédition d’un mois, entre avril et mai, à bord du navire de recherche Falkor de l’Institut océanique Schmidt, équipé d’instruments de haute technologie, de drones à voile et d’un sous-marin télécommandé.
À l’automne, avant le départ, son équipe de scientifiques a marqué 36 requins à l’aide de balises acoustiques et les a équipés d’étiquettes de surveillance par satellite de haute technologie, avec des appareils de localisation programmés pour se détacher et flotter à la surface.
La collecte des données
Le système a fonctionné. Les chercheurs ont obtenu des données de 10 des 22 balises qui ont flotté et signalé au Falkor qu’elles s’étaient détachées et qu’elles étaient prêtes à être collectées, un exercice que Salvador Jorgensen a qualifié de « chasse au trésor ». Les scientifiques ont également obtenu des informations enregistrées sur les mouvements et le comportement des requins au cours des mois précédents de la part de six autres grands requins blancs, grâce à des liaisons radio. Les autres ont seulement transmis leur position ou n’ont pas été retrouvés.
La mise au point des caméras du White Shark Cafe par Salvador Jorgensen
Des mouvements inhabituels pour les requins du White Shark Cafe
Les données des balises récupérées documentaient un comportement de plongée très inhabituel à des profondeurs que les scientifiques avaient rarement observées auparavant chez les requins blancs.
Sur le chemin du White Shark Cafe, les requins ont effectué des plongées périodiques à plus de 900 mètres de profondeur, une découverte surprenante étant donné que les squales ne seraient normalement pas en mesure de rester suffisamment chauds pour digérer la nourriture à des profondeurs aussi froides et pressurisées. Les chercheurs ont découvert que les requins utilisaient les courants circulaires chauds pour descendre dans la colonne d’eau, ce qui suggère qu’ils suivaient des proies. Cependant, on ne sait pas exactement ce qu’ils mangeaient.
Le séjour au White Shark Cafe
Une fois arrivés à destination à la fin de l’hiver et au début du printemps, les animaux ont effectué des « plongées à rebond » (bounce dives) allant jusqu’à 430 mètres de profondeur pendant la journée et jusqu’à 200 mètres pendant la nuit.
En avril, les requins mâles ont commencé à se comporter très différemment des femelles, se déplaçant individuellement de haut en bas dans l’eau, suivant des trajectoires en forme de V, jusqu’à 140 fois par jour. Les femelles, quant à elles, ont conservé leur comportement antérieur, plongeant en profondeur le jour et en surface la nuit.
Les scientifiques n’ont pas encore élucidé les différences de comportement entre les sexes. « Soit ils mangent quelque chose de différent, soit cela est lié d’une manière ou d’une autre à leur accouplement », suggère Salvador Jorgensen.
Les conclusions des scientifiques
Le White Shark Cafe apparaît donc comme une masse tourbillonnante de minuscules phytoplanctons, poissons, calamars et méduses. Cette microfaune se déplace de haut en bas dans une couche située profondément sous l’eau, une sorte de zone crépusculaire située juste en dessous de l’endroit où la lumière du soleil cesse de pénétrer dans les profondeurs de l’océan.
« Il s’agit de l’une des plus grandes migrations animales sur Terre ; une migration verticale synchronisée avec le cycle de la lumière », explique Salvador Jorgensen. « Pendant la journée, les animaux se déplacent juste en dessous, là où il y a de la lumière, et la nuit, ils remontent plus près de la surface, vers des eaux plus chaudes et plus productives, sous le couvert de l’obscurité. C’est un monde surréaliste d’eaux profondes peuplé de poissons-lanternes bioluminescents et d’autres espèces qui ont développé des adaptations étonnantes à l’obscurité. »
La découverte de nouvelles espèces attirant toutes sortes de prédateurs
Ces dernières années, les scientifiques ont découvert des centaines de nouvelles espèces dans des zones d’eaux profondes comme celle-ci. La masse de poissons particulièrement abondante attire toutes sortes de prédateurs, tels que les petits requins gris qui ont développé des organes émetteurs de lumière appelés photophores sur la face inférieure de leur corps et qui agissent, pour leurs proies, comme une cape d’invisibilité.
Les requins blancs ne sont pas les seuls grands prédateurs à traquer les créatures des eaux moyennes. Le thon obèse (Thunnus obesus), le requin bleu (Prionace glauca) et le requin mako (Isurus oxyrinchus), tous amateurs de calamars, fréquentent également le White Shark Cafe. Salvador Jorgensen émet l’hypothèse que les requins blancs se nourrissent de ces gros poissons, mais il n’existe pas de preuve formelle à ce sujet. Il déclare : « Ce que nous avons appris au fil de nos recherches, c’est que cette couche intermédiaire est extrêmement importante pour les requins blancs, ils y traquent les proies jour et nuit, dans un jeu de cache-cache ».
L’intérêt scientifique du White Shark Cafe
Les scientifiques affirment que cette zone peu connue du milieu de l’eau est un laboratoire biologique qui, avec davantage de recherches, pourrait conduire à des percées biomédicales et fournir des indices sur la manière dont l’océan absorbe le dioxyde de carbone et dont les espèces s’adaptent au changement climatique.
« Nous disposons maintenant d’une mine d’or de données. En seulement trois semaines, nous avons doublé l’ensemble des données recueillies pendant 20 ans sur les comportements de plongée et les préférences environnementales des requins blancs », a déclaré Barbara Block. « Cela nous aidera à mieux comprendre la persistance de cet environnement unique et pourquoi il attire de si grands prédateurs. Naturellement, nous entendons poursuivre les recherches sur le site pour en élucider tous les mystères. »
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